Un livre a ne pas manquer cette année.
Voici quelques extraits:
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In Koli Jean Bofane « Mathématiques congolaises »
Chapitre I
LA SARABANDE DES NOMBRES
p. 25-26
Entretemps, la Faim, au milieu de la population, gagnait du terrain, faisait des ravages considérables.
Elle progressait en rampant, impitoyable comme un python à deux têtes. Elle se lovait dans les ventres pareil à un reptile particulièrement hargneux creusant le vide total autour de sa personne. Ses victimes avaient appris à subir sa loi.
En début de journée, avant qu’elle ne se manifeste, on n’y pensait pas trop, absorbé par le labeur qui permettrait justement de manger et ainsi obtenir un sursis. On faisait semblant d’oublier, mais l’angoisse persistait à chaque moment.
En début d’après-midi, avec le soleil de plomb qui accélère la déshydratation, cela devenait plus compliqué. L’animal qui, depuis longtemps, avait pris la place des viscères, manifestait sa présence en affaiblissant le métabolisme, se nourrissant de chair et d’autres substances vitales. On était obligé de vivre sur ses maigres réserves. L’effort faisait trembler les membres, rendait les mains moites et froides, le cœur avait tendance à s’emballer. Pour calmer la bête on lui faisait alors une offrande d’eau froide, pour qu’elle se sente glorifiée. Cela ne durait pas, car juste après, elle jouait sur le cerveau et d’autres organes de la volonté et du sens combatif. On pouvait avoir tendance à quémander et à mendier. Certains devenaient même implorants, parce qu’elle laminait, de son ventre rêche des choses aussi précieuses que l’orgueil et la fierté. Elle était omniprésente et omnipotente. On ne conjuguait plus le verbe « avoir faim ». À la question de savoir comment on pouvait aller, la réponse était « Nzala ! », « la Faim ! ». elle s’était institutionnalisée.
Mais malgré ses faces peu avenantes et la répulsion qu’elle inspirait, on disait que des images d’elle se vendaient très cher à l’étranger. La Faim cherchait ainsi à acquérir des lettres de noblesse. On l’évoquait pour se justifier, pour obtenir des circonstances atténuantes en cas de faute grave. La Faim participait pleinement à la rédemption des individus. D’ailleurs c’était le seul gain qu’on pouvait en espérer. En dehors de cela, elle était comme un poison qui détruit les corps, en les transformant en proies idéales pour la malaria et la bilharziose.
Chapitre III
L’ASCENSION DE L’HYPOTÉNUSE
p. 84-85
- La démocratie chez nous ne marche pas parce que nos politiciens sont des brigands et des voleurs ! avança le bigame. Vieux Isemanga ne se laissa pas démonter.
- Et vous croyez qu’en Occident il y a moins de brigands et de voleurs ? Non. Si leur système politique fonctionne, tant bien que mal, c’est parce qu’il est issu de leur propre civilisation, il coule de source. Chez nous, pour construire notre propre modèle politique, nous devrions nous référer plus à nos racines, aux lois et principes qui gouvernaient nos sociétés avant l’arrivée de l’homme blanc. D’ailleurs tout cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu les missionnaires. Un murmure de scepticisme s’éleva dans la petite assemblée. Vieux Isemanga poursuivit sa démonstration imperturbable.
- Savez-vous comment s’est installé le premier blanc dans ma région de Monkoto ? Devant le silence de ses interlocuteurs, le vieux continua.
- Et savez-vous pourquoi tous les missionnaires avaient tous la même apparence ? Pour nous dupe ! Répondit-il lui-même. Devant son auditoire incrédule, Isemanga expliqua ce que ses pères lui avaient relaté jadis.
- La première expédition qui arriva dans cette contrée reculée de l’Equateur, petits, se composait comme d’habitude d’un explorateur ou deux, de quelques soldats, de porteurs et d’un missionnaire en avant de la colonne, portant toujours barbiche poivre et sel, longue soutane blanche, sandales en cuir, casque colonial. Evidemment, au plus profond de la forêt, ils tombèrent dans l’embuscade tondue par mes pères et mes oncles. Ceux-ci tuèrent toute la troupe de quelques flèches bien placées. Là, petits ! Insista-t-il en indiquant son flanc, sous le bras gauche, près du cœur.
- On goûta même un peu de cet animal à peau blanche qui se tenait debout. Devant le goût insipide de la viande, on oublia très vite l’incident. Des mois plus tard, une seconde expédition fut envoyée par les Blancs et connut le même sort. Mais, petits, le type avec la barbichette poivre et sel, sa longue soutane blanche, ses sandales en cuir, son casque colonial était de nouveau là. Toujours avec le même discours, les bras levés : « Mes frères, mes frères ! » On ne lui a pas laissé une deuxième chance, on lui a envoyé une deuxième flèche. Là, petits ! Montrant encore son côté gauche.
- Puis il y eut la troisième expédition. On a encore tué tout le monde, mais cette fois-ci, petits, quand le même type à la barbiche, soutane et sandales a crié les mains levées : « Mes frères, mes frères ! » Intrigués par son invincibilité, mes pères et mes oncles lui ont laissé la vie sauve pour le sommer de s’expliquer. Il leur a raconté l’histoire d’un Juif qu’il était censé représenter, qui déjà à l’époque, ressuscitait encore plus rapidement que lui. En trois jours. A partir de là, petits, on a été foutus. C’est ainsi que la colonisation s’est introduite par la duplicité et la ruse dans la région de Monkoto. Les auditeurs présents, évidemment, s’éclaffèrent.