De la nécessaire ouverture
par Christine Eyene
« Diaspora » est un terme qui occupe un vaste champ lexical puisqu’il recoupe aujourd’hui de
Parler de « Diaspora
L’origine de la diaspora, nous rappelle Stuart Hall, se trouve dans le « Nouveau Monde»1. C’est en Amérique, Terra Incognita, que retentit pour la première fois l’écho d’une Afrique véhiculée par la mémoire de peuples arrachés à leur terre natale. Face à la brutalité et au traumatisme de l’esclavage
Mais cette identité ne représente en aucun cas une entité homogène. On sait d’une part que les hommes, femmes et enfants enlevés à l’Afrique provenaient de différentes régions du continent. Qu’ils avaient des cultures diverses, ne parlaient pas la même langue et priaient différents dieux. C’est donc dans la diversité que se sont recomposées de nouvelles identités. D’autre part, l’administration des colonies reflétait les traits de l’empire auquel elles appartenaient. La diaspora s’est alors profilée sur un schéma dialectique posant fragments et continuité identitaires. C’est ainsi que Stuart Hall note, entre la Jamaïque, dont il est originaire, et la Martinique, « une profonde différence culturelle et historique […] positionnant les Martiniquais et Jamaïcains comme à la fois identiques et différents »2.
Partant de cela, c’est en amont que nous proposons d’aller chercher la source de la diaspora. Paul Gilroy emploie une image qui peut nous être utile. Dans son ouvrage de référence, The Black Atlantic (1993), Gilroy appréhende le navire – sur lequel a reposé le commerce triangulaire – comme un moyen
Le navire, est le « système micro-culturel, micro-politique, vivant et mouvant »3, à la base des reconfigurations qui donneront lieu à la diaspora. Il est aussi, métaphoriquement, support « des divers projets de retour rédempteur à la terre mère africaine, de la circulation des idées et des activistes, ainsi que des mouvements d’artefacts culturels et politiques : tracts, livres, phonographes,
Si l’esclavage forme la première phase de la naissance de la diaspora, colonisation et décolonisation en Afrique en constituent les étapes suivantes.
En France, plus particulièrement dans le Paris des années 1930, l’Afrique s’exprime à travers l’idéologie de la « Négritude ». Sous la plume du Sénégalais Senghor, du Martiniquais Césaire et du Guyanais Damas (c’est-à-dire à la fois dans l’unité « nègre » et dans la différence) se construit l’un des mouvements majeurs du discours anticolonialiste. La résonance de la diaspora est d’autant plus prégnante que, comme le déclare Césaire, ce sont les écrivains, essayistes, romanciers et poètes noirs de la « Renaissance de Harlem », aux États-Unis, qui les ont inspirés.5
L’histoire nous renvoie ensuite à un va-et-vient géographique, à une navigation (pour reprendre l’image de Gilroy) entre les différents foyers culturels de la diaspora. Chaque fois exacerbés par une « quête de liberté, de citoyenneté et d’autonomie politique et sociale. »6
Ainsi, la lutte pour les droits civiques aux États-Unis marquée par l’œuvre de Martin Luther King Jr (de 1955 à 1968) influencera la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, notamment le mouvement de la Conscience Noire (1960-1976). Les années soixante sont aussi la décennie des indépendances et la naissance d’un mouvement migratoire de l’Afrique vers l’Europe. La France et l’Angleterre, notamment, connaîtront une vague d’immigration composée d’une population née dans la colonie et qui, au cours du processus d’« acculturation » nécessaire à la mission colonisatrice, a mété éduquée de manière à considérer le pays colonisateur comme son propre pays. En Angleterre, on parle de « Génération Windrush », du nom du navire dont débarquèrent des travailleurs des colonies britanniques dans les années 1940 et 50. En France, les Trente Glorieuses (1955-75) promettent une vie meilleure à une main-d’oeuvre africaine, particulièrement maghrébine.
Dans les deux cas, l’expérience migratoire se vit comme un choc culturel. Celui-ci n’est pas tant dû aux difficultés d’adaptation à une nouvelle culture, qu’au fait d’être sans cesse renvoyé à ses origines et de voir son identité considérée comme antagoniste ou antithétique à la culture de son pays d’adoption.
Le regroupement culturel s’impose alors comme seule alternative sociale. Ce que l’on nomme péjorativement, le « repli identitaire » ou « communautarisme ». Le cercle communautaire est pourtant l’espace privilégié où s’affirme l’identité. Il représente le lieu physique ou virtuel dans lequel se transmet la « culture noire ». Adoptons, pour un instant, ce terme qui véhicule toute l’hybridité de la diaspora. Car, en plus de la diversité des peuples noirs – unis par leur position marginale vis-à-vis du monde blanc – ce que l’on appelle la « culture africaine » n’a rien de traditionnellement figé. Les migrations des peuples de langue bantoue dans la zone sub-équatoriale (1000 av. J.C. - XVIIe siècle), ainsi que les invasions arabes au Maghreb (à partir du VIIe siècle) sanctionnent, bien avant la colonisation européenne, les mutations culturelles. Les contacts entre l’Occident et le monde noir n’ont fait que confirmer la perméabilité des cultures. L’Afrique de la diaspora a été autant « dénaturée » par l’Europe qu’elle n’a enrichi cette dernière, entre autres, culturellement.
La société moderne occidentale, qu’on veuille ou non l’admettre, s’est construite sur les flux migratoires. Les États-Unis d’Amérique, dits « première puissance mondiale », ne sont-ils pas l’ultime symbole du multiculturalisme? Ce qui rend caduc tout nationalisme fondé sur l’idée de « pureté » culturelle. À celle-ci, Paul Gilroy oppose une théorie de la créolisation, du métissage, de l’hybridité.7
C’est dans cet environnement bilingue et multiculturel, troisième contexte constitutif, que naît la diaspora africaine d’Europe. Celle-ci impose de repenser à la fois identités nationales et culturelles. Pour le fils d’immigré né et élevé en France ou en Angleterre, l’identité devrait être une question sans équivoque. Mais les nationalismes, la xénophobie ou, moindre mal, la passion de l’exotisme, qui d’une certaine façon perdurent aujourd’hui, le contraignent à exercer ce que W.E.B. DuBois appelle, dès le début du XXe siècle, une « double conscience ». Notre origine et notre race nous sont constamment rappelées. Au point que, comme l’écrit DuBois : « on est toujours conscient de ce double soi […], deux esprits, deux modes de pensée, deux efforts inconciliables […] dans un même corps noir. »8 La diaspora compose avec altérité et appartenance. Elle se place dans l’entre- deux culturel, pratiquant un art de la « translation », au double sens du terme. D’une part, c’est par elle que vivent et se transmettent, dans la communauté noire, les cultures africaines d’hier et d’aujourd’hui. D’autre part, elle se fait interprète d’un métissage tant propre à sa double appartenance qu’à une réalité sociale à laquelle l’Europe tente en vain de résister.
Cette essence africaine, cela fait maintenant dix ans qu’Africultures la défend. Dix ans qu’est portée, dans la revue et sur le site internet, la polyphonie diasporique, dans la variété des disciplines au travers desquelles elle s’exprime. Une décennie durant laquelle un certain nombre de numéros ont montré qu’Africultures était en accord avec une proposition ouverte de la notion de « diaspora africaine » : Migrations Intimes (n. 68, sept. 2006); Métissages : un alibi culturel (n. 64, mars 2005); L’africanité en questions (n. 41 Oct. 2001); Brésil Noir (n. 34, jan. 2001); Cuba l’Africaine (n. 17, avril 1999). Ce dossier « Diaspora », réalisé en partenariat avec le musée du quai Branly se présente à un moment on ne peut plus opportun, dans l’histoire de la revue. Numéro manifeste, il permettra, dans un second temps, un bilan prospectif sur notre rôle au sein de la diaspora. Il est également le signe que ce musée, qui fut l’objet d’un vif débat issu d’une histoire qui remonte au Musée des Colonies, ne peut faire abstraction des connaissances que possède la diaspora africaine de France. Mais il ne s’agit pas pour nous de remplir un simple rôle d’« informateurs indigènes » au sens où l’entendrait Gayatri Spivak. C’est en ayant conscience du rapport « pouvoir/savoir » énoncé par Foucault, qu’Africultures entend – dans un dossier regroupant témoignages, cultures et théories – représenter une palette d’expériences de la diaspora africaine.
[- DOSSIER n° 72 d’Africultures]
1. Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora » in J. Rutherford (ed.), Identity: Community, Culture and Difference. London, Lawrence and Wishart, 1990, p. 235.
2. Id., p. 227.
3. Paul Gilroy, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness. London, New York, Verso, 1993, p. 4.
4. Idem.
5. Aimé Césaire, « Discours sur la Négritude », Première Conférence Hémisphérique des Peuples Noirs de la Diaspora. Université Internationale de Floride, Miami, 1987. Publié dans Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Négritude. Paris, Présence Africaine, 1955 (réédité en 2004), pp. 87-88.
6. Paul Gilroy, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness. Op. cit., p. 2.
7. Ibid.
8. W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk. New York, Dover Publications, Inc., 1994. (Première publication: Chicago, A. C. McClurg, 1903.) p. 2.
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